La déficience visuelle entraîne des obstacles spécifiques au quotidien. Comment les couples dont l’un des conjoints est affecté gèrent-ils ces défis? Une étude tente d’y répondre.

« Il arrive que les gens pensent que les personnes avec une déficience visuelle ne tiennent pas compte du physique et c’est complètement faux, affirme Vincent Ducommun, psychologue clinicien au Mont-sur-Lausanne et lui-même déficient visuel. Elles ont tout autant intégré les critères culturels de beauté et ont également leurs préférences. » Mais la rencontre amoureuse n’est-elle pas différente ? « Pas vraiment, sinon que les personnes déficientes visuelles n’ont pas accès au langage non verbal. Leur principale difficulté est plutôt d’ordre psychologique, elle réside dans le processus d’intégration de leur handicap. » Plus la personne aura confiance en elle, conscience qu’on peut l’aimer pour qui elle est au-delà de son handicap, plus elle nouera des relations avec facilité.

Voilà pour les débuts. Mais dans un couple au sein duquel l’un des conjoints est affecté par une déficience visuelle, cette dernière s’y inscrira d’une certaine manière à chaque étape de vie : lorsqu’on décide d’habiter ensemble ou de fonder une famille notamment. « Dans ce dernier cas, le couple doit souvent faire face aux craintes de l’entourage quant à sa capacité d’élever des enfants, observe le psychologue. Et il doit surmonter aussi ses propres doutes. »

Tout autant que lors des grandes décisions, la déficience visuelle s’insère dans le quotidien. Alors qu’elle est souvent surmontée – et parfois totalement oubliée – dans bien des activités, elle se rappelle particulièrement dans la mobilité, ainsi que dans l’accès aux informations. Le conjoint affecté ne peut pas conduire de véhicule. Certaines tâches administratives nécessitent un soutien. Cela peut-il mettre à mal l’équilibre du couple ?

 

Photographie intitulée En el ascenso corporal qui fait partie d’une série de nus prise par Gerardo Nigenda (1967- 2010) en 2007. Ce photographe mexicain a perdu la vue à l’âge de 25 ans. Enseignant l’informatique et les mathématiques dans un centre local pour personnes aveugles, il a découvert la photographie à l’âge de 32 ans. Prises en noir et blanc, ses photos sont superposées à des inscriptions en braille qui forment les titres des images.

PHOTOGRAPHIE | Gerardo Nigenda

 

 

 

 

 

 

 


Des questionnaires soumis à une centaine de couples
C’est l’une des questions à laquelle tente de répondre l’étude Selody, menée par l’Université de Zurich et une équipe interdisciplinaire de la HES-SO pour le compte de l’Union centrale suisse pour le bien des aveugles. Elle a soumis des questionnaires à plus d’une centaine de couples dont l’un des membres avait une déficience visuelle. Romain Bertrand, doctorant au Laboratoire de recherche santé-social de la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO, est assistant de recherche pour la partie romande de l’étude. Dans ce cadre, il a mené, conjointement avec un autre membre de l’équipe de la HES-SO, des entretiens approfondis avec 16 couples romands. Il tient à souligner la diversité des trajectoires et des situations rencontrées : « Il s’agissait de personnes de tous les âges, vivant en ville ou à la campagne, et dont la déficience visuelle pouvait être préexistante au couple ou s’être manifestée lorsque le couple était déjà formé. Tous ces facteurs ont bien sûr une influence. »

Si chaque cas individuel comporte ses particularités, l’équipe de Selody a observé que la déficience visuelle pouvait être considérée comme un « aléa majeur » pour les conjoints, s’inscrivant dans leur parcours au même titre qu’une naissance, qu’une maladie ou qu’une perte d’emploi. Le couple doit l’intégrer et trouver des stratégies d’adaptation continuelles pour survivre. « Chaque couple possède une identité qui, dans notre perspective occupationnelle 1 , repose sur la manière dont il vit et gère ses différentes occupations, explique Romain Bertrand.

Par exemple, certains conjoints se décrivent comme plutôt “ fusionnels ” et apprécient de faire beaucoup d’activités ensemble, alors que d’autres font tout séparément. Si la déficience visuelle vient trop perturber ce schéma, cela risque de poser problème. » Cela peut arriver notamment lorsque l’un des partenaires prend le rôle de proche aidante ou de proche aidant. Il peut rapidement être surmené. Quant à la personne aidée, elle se sent souvent frustrée car elle ne parvient pas à être autonome. Or, dans notre société plutôt « capacitiste », « il est essentiel que les deux partenaires perçoivent la contribution de chacun comme étant équitable », relève le chercheur.

Gérer de nouveaux facteurs de stress
Pour développer des stratégies d’adaptation, les conjoints puisent dans leur propre expérience. « Chaque couple a, à un moment ou à un autre, dû faire face à des situations de changements, considère Romain Bertrand. Il s’appuie sur ses expériences face à un nouvel aléa. » Lorsqu’un des conjoints souffre d’une déficience visuelle, l’une des clés consiste à gérer le stress : « Ce handicap génère beaucoup de fatigue, car tout déplacement demande davantage d’effort, souligne Vincent Ducommun, qui a participé à Selody en tant qu’expert. La personne peut dès lors s’énerver et, parfois, se montrer agressive. Il s’agit de savoir poser ses limites et de les exprimer. »

Le psychologue ajoute : « Il n’y a que peu de choses qu’une personne handicapée visuelle ne puisse pas faire de façon autonome. Il est crucial pour son équilibre et celui du couple qu’elle contribue là où elle peut. Pour compenser ainsi les domaines qui lui sont inaccessibles, comme la conduite. » Parfois, le partenaire qui ne présente pas la déficience peut aussi vivre beaucoup de stress, lorsqu’il doit guider l’autre par exemple.

De façon générale, les conjoints ne peuvent pas vivre comme si le handicap n’existait pas. Les personnes déficientes visuelles, tout comme leur partenaire, doivent faire avec leur handicap. « Mais parfois, il est impossible pour le partenaire d’accepter cela, alors le couple se sépare », explique Romain Bertrand, qui recommande de faire appel à un accompagnement professionnel par une ou un psychologue et par une ou un spécialiste en réadaptation. Car le risque de surmenage ou de conflit est plus élevé dans un couple lorsque le handicap est présent. Mais aussi parce que la société et l’environnement ne sont pas toujours soutenants. « Les personnes déficientes visuelles sont encore victimes de stéréotypes et se font parfois bousculer ou houspiller dans les transports publics, raconte Vincent Ducommun. Il arrive aux mères de se faire traiter d’irresponsables lorsqu’elles se promènent avec leurs enfants. Et le marché du travail leur demeure difficile d’accès. » Il reste donc du chemin pour inclure davantage les personnes déficientes visuelles, qui représentent plus de 4% de la population suisse – un chiffre en augmentation avec le vieillissement de la population. En attendant, l’étude Selody, dont les résultats seront publiés en 2022, offrira de nouveaux outils aux professionnel·les qui les accompagnent.

TEXTE | Geneviève Ruiz

1La perspective occupationnelle s’appuie sur les sciences de l’occupation, nées il y a une trentaine d’années aux États-Unis. Leur but consiste à produire des savoirs pour soutenir l’exercice de l’ergothérapie. Leur champ d’étude concerne les activités humaines, significatives et intentionnelles, et leurs liens avec la santé.

Un article tiré de la publication HEMISPHERES VOLUME XXII
LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS
Un monde en images et représentations

 

A  P R O P O S  D E  L ‘ I N T E R V I E W E

Vincent Ducommun est psychologue clinicien, spécialiste en psychothérapie FSP et exerce au Mont-sur-Lausanne. De part sa clientèle, son expérience personnelle et professionnelle, il s’intéresse depuis de nombreuses années à la question du handicap. L’intérêt pour son modèle lui donne régulièrement l’occasion de rédiger des articles, d’intervenir dans des conférences et de donner des interviews.

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